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juliensabi93

NOUVELLE GRATUITE TRAITANT DE LA CAUSE ANIMALE

IL N'AVAIT QUE SIX MOIS


L112 se tenait recroquevillé au milieu de son enclos, comme de coutume. « L112 » était tout ce qui l’identifiait, gravé à l’oreille, en bon agneau d’élevage industriel qu’il était. Il évoluait là, entassé parmi six de ses semblables dans moins de huit mètres carrés, quelque part dans un immense hangar où la toile de ferraille se voyait être le seul ciel que ces centaines de « bêtes » connaissaient. L112 venait de fêter ses six mois. Six mois loin de sa mère, dont il souffrait le manque en chaque seconde. Six mois à chercher parmi ses congénères qui pouvait perdre la raison et se voir, comme tant d’autres auparavant, libéré d’un de ces coups de fusils abrégeant le supplice de cette exécrable existence. Six mois à dormir sur ses excréments, à supporter le vacarme causé par les autres au sein de cet enclos défraichi où tous ces êtres sans nom ni identité avaient tenté de survivre avant lui. Survivre était le mot juste. Tel était son obsession. Mais ce jour-là tenait une odeur particulière, qu’il ne parvenait à définir. Il sentait, sans savoir comment, que quelque chose allait changer. Il en était persuadé. Le grand homme qui entrait et repartait tous les jours allait le sortir de là et lui permettre de goûter ce « dehors » qu’il fantasmait en chacun de ses songes. Il le ramènerait à sa mère et le laisserait gambader librement au milieu des herbes et des prairies, sentir le vent caresser son pelage et la chaleur du soleil l’enivrer de toute sa bonté. C’était aujourd’hui. Il en était persuadé. Le cauchemar allait cesser. Tout cela n’était peut-être qu’un simple test, après tout. La liberté se devait d’être acquise.


Les heures s’écoulèrent, et L112 observait la grande porte avec appréhension. Les autres agneaux de son enclos le suivaient du regard, parfois, l’air quelque peu suspect. Il semblait bien être le seul à attendre quoi que ce soit de cette vie de misère. Tout à coup, la chance finit par sourire. L112 gigota d’excitation, percevant la large porte boisée s’ouvrir prestement et voir apparaitre le grand homme faire de grands gestes et hausser la voix, l’appeler, lui et ses congénères, à le suivre vers l’inconnu. Dehors, la lumière était dense, chaude et merveilleuse. L’animal sentit son cœur s’emballer. Il accourut au milieu des autres, se marchant dessus dans l’élan, afin d’atteindre la sortie du hangar le plus rapidement possible. Chaque mètre qui le rapprochait de l’extérieur enveloppait ses pattes d’une énergie salvatrice. Il l’avait senti. Ce jour ne serait point comme les autres. Se frayant un chemin parmi tous les agneaux, il parvint à atteindre le grand homme qui lui fit des gestes vifs désignant un camion imposant dont le stockage se trouvait grand ouvert et stationné quelques mètres plus loin. En franchissant la sortie, L112 sentit l’air emplir ses poumons d’une manière encore inconnue, surprenante et revigorante. Il pensa que sa mère devait se trouver dans cet engin, quelque part, dans l’obscurité, et qu’elle l’attendait sûrement. Il courut à la hâte et y entra la joie au cœur. Mais très vite, il réalisa. Il n’y avait personne d’autre que des dizaines d’agneaux blottis les uns sur les autres, remplissant peu à peu l’espace jusqu’au moindre centimètre carré, avant de voir le grand homme siffler bruyamment et fermer la porte du camion derrière eux. L112 retrouva alors l’obscurité familière, non sans une profonde désillusion. Il observa tout autour de lui et chercha à comprendre. Les autres semblèrent aussi apeurés que lui. Le camion démarra. Où allait-il ? Dans quel but ? L’animal l’ignorait pleinement. Ses congénères ne cessèrent de gigoter, se gênant les uns les autres, s’agaçant parfois, pendant que le véhicule tremblotait frénétiquement en roulant sur une zone gravelée. L112 sentit l’inquiétude grimper en lui. Elle se lisait dans les yeux de chacun des autres tout autour. Aucun signe, aucun indice ne permettait de saisir ce qui se tramait. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre.


Les heures passèrent dans ce camion et l’atmosphère devint étouffant. La taule du véhicule additionnée à la chaleur émise par cette masse d’animaux avait fait grimper la température de façon magistrale. L112 sentit la soif l’envahir. Une soif au-delà de ce qu’il avait pu ressentir auparavant. Certains beuglaient leur souffrance et leur peur de plus en plus enivrante. Mais L112 resta silencieux, occupé à lutter pour ne pas faiblir, tenir bon afin de s’offrir une chance de percevoir un semblant de lumière au bout de cette traversée désastreuse.

Les heures continuèrent à s’écouler, et certains animaux s’étaient effondrés sur le sol, gisant, affaiblis et malades, alors que cette chaleur devenait insoutenable. L112 ne sut comment il parvint à rester sur ses pattes. Il les sentait trembler, ramollir presque, mais il conserva le peu d’énergie qui pouvait lui rester à être vivant encore une minute de plus. Soudain, contre toute attente, le camion s’arrêta. Les agneaux n’avaient plus suffisamment de force pour relever ce changement et espérer que la porte s’ouvre de nouveau. Ils crevaient de soif, de chaud, et s’écroulaient les uns après les autres. Ceux qui restaient debout se voyaient tétanisés d’une peur incontrôlable. Puis la porte s’ouvrit brusquement, laissant apparaitre une lumière éblouissante. Un autre grand homme apparut et appela les animaux à sortir du camion. D’abord hésitant, L112 enjoignit le pas, faiblement, rapidement soulagé par l’air frais qui émanait de l’extérieur.

Le grand homme, aidé de son bâton, dirigea l’animal et les dizaines d’autres à ses côtés le long d’un chemin menant à un immense enclos au sein d’un bâtiment de ferraille blanc et froid. Le chemin continua, prit quelques virages, avant de débarquer au milieu d’une grande cour où plusieurs centaines d’agneaux se voyaient entassés, une fois de plus, les uns sur les autres, beuglant de terreur. L112 fut immédiatement happé par l’odeur épouvantable qui régnait dans ce lieu étrange. Une odeur édifiante qui nouait furieusement l’estomac, même le plus résistant. Cette odeur était celle de la mort.

Le temps s’écoula encore et toujours, dans cette attente interminable. Le fantasme de la prairie, de l’herbe fraiche et de sa mère s’évaporait lamentablement en l’esprit de L112, ne percevant-là aucune issue qui lui serait favorable. C’est alors qu’un nouveau grand homme, tout de blanc vêtu, appela les agneaux à le suivre et avancer jusqu’au bout d’un long couloir étroit. Tous les animaux furent pressés à s’y atteler, frappés de fouets et de bâtons avec férocité chaque fois que la panique les poussait à s’arrêter. L112 avança à son tour, observant ses congénères face à lui. Il suivit le chemin, jonché de ces grands hommes armés de fouets et de bâtons, qui gesticulaient, vilipendaient et frappaient à leur guise. En s’approchant peu à peu, des bruits terrifiants firent alors leur apparition. Des bruits stridents, électriques, puis des chocs, sourds, pendant que des cris d’une détresse intrépide coloraient les lieux. L112 reconnut immédiatement. Ces cris provenaient d’autres agneaux, hurlant et pleurant pour leur vie. L’animal continua d’avancer, frappé par les grands hommes, toujours plus brutalement, chaque fois qu’il prenait mal un virage ou tentait de s’échapper lorsque les cris vinrent se rapprocher. Il observa alors l’agneau juste en face de lui se diriger tout droit vers d’autres grands hommes situés derrière une immense machine s’ouvrant dans un bruit mécanique. L112 retint son souffle. L’agneau devant lui observa la machine, sentit l’odeur de sang émaner de toute part, et se retint d’avancer davantage. Son instinct ressentit le danger jusqu’à lui lacérer le cœur tant il battait sous sa cage thoracique. Un grand homme lui flanqua alors un violent coup de pied, mais rien n’y fit. L’animal recula et tenta de s’échapper. Le grand homme l’attrapa, lui flanqua des coups de poings, un nouveau coup de pied, puis le balança de toute ses forces vers la machine. L’animal, boitillant, tenta une nouvelle échappée, hurlant de terreur. Un autre grand homme avança à son tour et frappa de son fouet, pendant que le premier l’attrapa et le jeta avec rage dans la machine. L112 sentit sa respiration haletante, ses dents grelotter, ses pattes perdre peu à peu l’encrage sur ce sol humide, rouge de sang. Une porte en métal glissa et camoufla l’agneau dans la machine, dont on ne percevait plus que les pattes arrière. Chaque seconde sembla durer une éternité. L’agneau continua de beugler, de pleurer sa mère, d’implorer qu’on le sauve de ce cauchemar. Soudain, un bruit puissant et éclair fit son apparition, alors l’on perçut l’animal s’écrouler de tout son poids, inerte, avant de se voir embarqué par une patte arrière, inconscient, vers une autre zone cachée par un haut mur blanchâtre juste à l’angle. L112 était le suivant. La peur le terrassait. Il comprenait que s’il allait dans cette maudite machine, c’en serait terminé avec la vie. Il repensa à sa mère, à ses instants passés auprès d’elle durant les jours heureux qui suivirent sa naissance. Il se remémora cette prairie qu’il aurait aimé sillonner, cette herbe dans laquelle il rêvait de s’enrouler, pleinement, comme le petit être innocent qu’il était. Bien que l’existence lui fût éprouvante, le fait que son cœur battait était tout ce qu’il possédait. La vie était son bien le plus précieux. Lorsque le grand homme à sa droite lui hurla d’avancer, L112 se braqua, se rendant immobile. Les coups plurent, on le bouscula violemment jusqu’à lui faire perdre l’équilibre. Il se releva et courut vers l’arrière, où étaient entassés tous les autres agneaux qui, comme lui, n’aspiraient qu’à vivre. Il sentit des larges mains l’agripper et le balancer avec force quelques mètres plus loin, s’écroulant lamentablement sur le sol, à quelques mètres de la terrible machine. Les coups de fouets s’enchainèrent, mais il résista. L’instinct de survie prit le pas sur sa fatigue, sa soif et sa faiblesse dévorante. L’un des grands hommes s’énerva et le frappa au visage, avant de lui flanquer un coup de pied lui brisant la patte avant droite. L’animal couina douloureusement, une larme glissant aux abords de sa paupière, fixant son bourreau, hurlant d’une détresse saisissante, mais l’homme resta impassible. Il l’attrapa furieusement et le jeta dans la machine. L112 tenta de se redresser, mais la douleur dans la patte le déséquilibra. Il chuta de nouveau, puis tenta de se relever. La barrière métallique se glissa mécaniquement, obstruant l’accès derrière lui, et, par conséquent, toute possibilité d’échapper à son sort. L112 respira bruyamment, sentit son pouls accélérer frénétiquement. Il hurla avec ardeur, implora sa mère de venir le sauver. Affaibli, blessé et pris au piège, il capitula. Un pistolet se dirigea lentement vers le centre de son front. Il l’observa, comme dans un état second, gesticulant en vain. Il pensa à sa courte vie, cette vie dont il lui restait tant à découvrir. Il n’avait que six mois. Un enfant.  Le coup lui éclata la boite crânienne et s’écrasa dans son cerveau. L’animal s’écroula lamentablement. Sa patte arrière se vit enrôlée d’une corde épaisse avant de le glisser hors de la machine, puis le suspendre en hauteur en direction du bourreau, aiguisant la lame de son couteau de trente-cinq centimètres, le visage froid, dénué de toute émotion. L112 se réveilla à moitié, la vue brumeuse. Il pensa se trouver en plein rêve, se sentant pendu la tête en bas, approcher une silhouette d’humain tenant un objet qu’il ne parvenait à définir. Il ne vit, à cet instant, que les ombres et les lumières. Soudain, sa vue s’éclaircit. Et c’est alors qu’il comprit. Le bourreau s’approcha, le regard sombre, et tendit son immense couteau en sa direction. L’animal se débattit, sous une panique édifiante, la peur enveloppant chaque globule de son sang. Il alla jusqu’à vomir le contenu de son estomac, beuglant inlassablement dans un état de panique sidérante. Sans un bruit, la lame lui trancha la gorge et vit jaillir une giclée de sang écœurante. L112 sentit, seconde après seconde, la vie quitter son corps et son énergie vitale l’échapper inopinément. A travers le marasme, il eut un flash, une image frappant son esprit, celle de sa mère, l’observant avec peine, beuglant tout cet amour qui lui eut été impossible de prodiguer. Il n’était qu’une « bête », une chose à engraisser et éradiquer comme bon nous semble. L112 mourut, la patte arrière pendue à la corde, une mare de sang sur le sol, avant que son cadavre soit conduit vers la zone de boucherie, là où des dizaines d’autres se tenaient, à la merci des grands hommes qui suivaient cette sinistre chaine rodée à la perfection.

 

Quatre jours plus tard, au sein d’une maison de banlieue où se réunissait une charmante famille lors du diner, une mère ordonna à sa fille, âgée de quatre ans, de finir sa viande. La petite, téméraire, bouda et répondit qu’elle n’aimait pas et qu’elle n’en ferait rien. Las, la mère se résigna, prit l’assiette, se dirigea vers la cuisine et fit glisser la viande dans un sac poubelle noir situé dans la porte de gauche sous le lavabo. Le repas reprit son cours le plus normalement du monde. Le couple s’accorda sur le fait que cette viande était de piètre qualité, sèche et emplie de nerfs. Le mari demanda à la femme de ne plus jamais en acheter de similaire. Ce dernier retourna rapidement se vautrer sur son fauteuil afin de regarder la télévision, accueillant chaleureusement Gizmo, le chat de la famille, d’un blanc neige somptueux, à venir s’allonger auprès de l’homme de tout son long. Ce chat vivait auprès d’eux depuis trois ans, maintenant, et était devenu un membre à part entière. Il bénéficiait de soins quotidiens, d’une nourriture respectant ses besoins à la lettre, et de tout l’espace qui lui était possible de concevoir. Sans parler de l’affection sans faille qu’il recevait de toutes parts. Il ne serait aucunement question qu’il arrive le moindre mal à Gizmo. La famille le percevait comme un être vivant et sensible, et à juste titre, car il avait fait sa rencontre et avait développé un lien d’attachement à son égard. En revanche, ce qui restait de L112 se trouvait au fond de ce sac poubelle, mélangé à des résidus infectes et quelques pots de yaourts usagés. Il n’avait que six mois. 

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